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Félix Grange


Bonjour Félix, est-ce que vous pourriez vous présenter ? 

Je m'appelle Félix. J'ai 26 ans, je suis ébéniste de formation et coutelier autodidacte depuis quatre ans. Je prépare le lancement de mon entreprise de fabrication de mobilier contemporain. Je passe également beaucoup de temps à produire des couteaux, mais aussi à fabriquer du matériel permettant d'améliorer ma productivité en coutellerie. Si j'arrive à fabriquer mes couteaux suffisamment rapidement pour être rentable dans les prochains mois, j'aimerai intégrer cette composante à mon activité professionnelle.

Quelle est votre pratique et depuis quand y travaillez-vous ?

Je suis ébéniste de formation. J'ai passé et obtenu un DMA Habitat, Décors et mobilier en juin dernier. J'ai fait ce diplôme en alternance, et considère donc que cela fait deux ans que j'exerce ce métier.


Comment êtes-vous arrivé à faire ce travail ?

Lequel? Haha!

D'abord, l'ébénisterie : en 2015 j'ai obtenu une Licence de Sciences de l'Éducation à Lyon. Je prévoyais de m'inscrire en Master pour passer les concours de l'éducation nationale. Je travaillais déjà avec des mineurs de 3 à 17 ans dans tout type de structure. J'adorais ce métier et j'étais bien décidé à le faire à vie. Je savais cependant que, une fois les concours obtenus, je n'aurais que peu d'occasion de m'enrichir d'autres formations. J'étais déjà passionné de bricolage et artisanat en tout genre, et j'ai donc décidé de faire une pause pour suivre un CAP en un an dans un métier d'artisanat d'art. J'ai vu que des formations en ébénisterie étaient dispensée par la SEPR à Lyon, et m'y suis inscrit. Je disais à mes proches que je voulais me reconvertir mais je pensais en réalité reprendre mes études l'année suivante...Et finalement, je n'ai jamais repris d'études dans l'éducation. Une fois rentré dans l'atelier, impossible d'en sortir!

Pour la coutellerie, c'est arrivé tout naturellement vers la fin de mon année de CAP. Je voulais bricoler et fabriquer des objets chez moi le weekend, mais n'avais ni la place, ni l'équipement d'un atelier d'ébéniste. J'ai alors découvert la coutellerie par un outil aussi merveilleux que chronophage, youtube. Et oui, beaucoup de coutelier ont commencé par là! J'ai vu des gens faire, et j'ai voulu essayer. J'ai alors acheter une lime, une perceuse et j'ai bricolé une forge catastrophique avec ce que j'avais sous la main. J'ai pu récupérer une vielle lame de scie circulaire à la SEPR et je m'y suis mis. Trois jours et dix litres de sueur plus tard, j'avais mon premier couteau. Une horreur. Mais j'en était très fièr, et j'ai tout de suite été piqué par ce travail. J'ai donc continué en me documentant, en m'équipant quand j'avais quelques sous et en fabriquant le matériel trop onéreux pour mes petits moyens.


Quels sont les médiums que vous utilisez ? 

La liste serait trop longue si je devais tout citer. Disons que pour l'ébénisterie, un bon rabot qui coupe bien, c'est très agréable à utiliser. Ça fait un bruit très doux et ça sort de très jolis copeaux. Les concours de copeaux à l'école étaient monnaie courante, et je n'était pas mauvais. Et comme ça n'arrive pas souvent (la plupart du travail s'effectue sur machine), je suis bien content quand j'en ai besoin. Pour la coutellerie, j'adore utiliser la forge. C'est paradoxalement l'outil que je maîtrise le moins! Je fais une majorité de petits couteaux pliants, et la technique employée pour ce genre de couteau, le "stock removal", n'implique pas d'étape de forgeage. On découpe, on taille les lame directement dans des plaques d'acier de coutellerie et puis on ne les passe que très rapidement dans la forge pour faire le traitement thermique. Je commence néanmoins à maitriser les bases de la forge, et c'est jouissif! Il y a tellement de paramètres à prendre en compte, tellement de manières différentes de se tromper et de rater sa pièce que la satisfaction est énorme quand on commence à y arriver. Et puis, jouer avec du feu c'est quand même un peu marrant...


Qu'est-ce qui définit votre travail ?

C'est un peu tôt pour le dire...Je sors tout juste de ma formation. La plupart des travaux que j'ai réalisé jusque là n'étaient pas très personnels. Il s'agissait soit d'exercices imposés à l'école, soit de commandes à réaliser pour mon entreprise d'apprentissage, soit de pièce personnelles mais très inspirées de choses existantes. Je pense que les prochains mois nous en dirons plus sur mon style! Ce que je peux dire pour l'instant, c'est que j'aime les choses assez simple, j'aime le bois massif et la quasi infinité de visuels et textures que cette matière peut apporter. J'aime aussi énormément les défauts... J'aimerai beaucoup orienter mon travail vers la mise en valeur des défauts naturelles de la matière. Quand on me dit qu'un morceau de bois avec un noeud est laid ou inutilisable ou pas assez solide, j'ai envie de le rendre beau, fonctionnel et solide parce c'est comme ça que je le vois. Mon projet de DMA m'a amené vers ce traitement de la matière, et je compte pousser un peu plus les recherches...


Travaillez-vous sur d'autres projets extérieurs ?

Ça fait déjà pas mal en projets! Sans parler de projet professionnel, j'adore la vie en communauté et je recherche une grosse collocation en campagne avec des amis, eux aussi créateur dans d'autre domaines. Il nous faut de l'espace, et des légumes tous frais qui pousse avec notre compost!


Une création pour nous faire rentrer dans votre univers ?

Il ya a d'abord le meuble que j'ai présenté pour l'obtention de mon DMA. Le thème imposé était "La Grandeur du Détail". J'avais décidé de traiter le thème sous l'angle des cicatrices et de la mémoire. La grandeur du détail peut faire référence à un petit élément relativement discret mais évoquant des événements passés ayant marqué l’individu, le lieu, le corps, l’Histoire,...Il peut alors s’agir d’une cicatrice, d’un stigmate. Si la cicatrice est discrète, voir cachée, elle n’en est pas moins signifiante. Bien souvent, elle évoque implicitement un traumatisme fort qui, si lui aussi est caché ou tu, reste fortement présent dans l’esprit de l’individu ou de la société. Une cicatrice assumée et montrée devient alors un rappel, un outil de mémoire, voire de commémoration. Il s'agissait des prémices de mes recherches sur la mise en valeur des défauts du bois. J'ai alors conçu un secrétaire monolithique à partir d'un morceau de bois mitraillé récupéré dans la Meuse, à Mognéville. Ce secrétaire portant l’histoire de ce lieu en porte aussi le nom et la date. Mognéville 1944 est un hommage, un objet de mémoire et de commémoration destiné à rentrer dans la sphère privé. Il rentre alors dans la lignée des monuments disséminés dans la vallées de la Saulx. Sa fonction n’est pas de confronter l’utilisateur à la souffrance vécue par ses prédécesseurs, mais bien de montrer que la mémoire est également un outil de réparation. La balle est bien présente, en façade. Elle est importante et évoque un fait grave. Pourtant, le secrétaire assume sa fonction sans s’en soucier. Les documents y rentrent, sont traités, puis archivés dans son socle. L’histoire avance, la souffrance s’estompe, seule la mémoire demeure. Malheureusement, le premier confinement m'a stoppé net dans la fabrication de ce meuble, il n'est donc toujours pas terminé... Je devrais pouvoir le finir bientôt, dés que j'aurais accès à un atelier partagé.



En coutellerie, il y a une pièce qui me vient en tête. C'est un petit couteau pliant type liner-lock dont le manche ressemble à une coccinelle. Je trouve ce couteau très réussi et je pense reprendre ce principe sur d'autre pièces. J'aime vraiment la coutellerie et je trouve qu'un couteau est un objet qui vibre. C'est un objet mêlant différentes matières, donc différents savoirs-faire. C'est aussi un objet qui dure, qui se transmet, et qui accompagne son.sa propriétaire partout. J'aime beaucoup cette symbolique. En revanche, il y a une autre symbolique portée par ces objets que j'aimerai réussir à déconstruire : l'association du couteau au masculin. Pour beaucoup de gens, le couteau c'est encore "un truc de mec". Certains parlent même de symbole phallique (j'ai souvent vu des blagues de mauvais goût sur les forum)... Il n'est d'ailleurs pas rare de voir, sur des sites de vente de couteaux, des sections à part pour les "couteaux de femme". Ça m'agace beaucoup et je ne veux surtout pas tombé dans ces travers... Je suis un homme blanc, cisgenre, hétérosexuel, et je me doute bien que cet attrait que j'ai éprouvé pour la coutellerie n'était pas totalement étranger à ma condition...Je réfléchis à une manière de brouiller les pistes du genre sur mes couteaux, et j'ai pensé qu'un design enfantin pouvait aller dans ce sens. Son design n'est ni "masculin", ni "féminin", mais simplement enfantin. Ce n'est qu'une piste, et j'espère trouver bien mieux pour la suite! Ce modèle coccinelle me plait beaucoup. Pour tout dire, c'était un cadeau pour une personne proche et il me plaisait tellement que j'ai fortement hésité à le garder pour moi haha!




Pouvez-vous nous parler de votre processus de création ?

Et bien...ça dépend! Souvent, j'ai simplement un dessin en tête et je le fais parce que je trouve ça beau. Et d'autres fois, j'ai envie de faire passer un message ou d'apporter une réflexion à travers ma création. Dans ces cas là je vais d'abord réfléchir à mon propos, ce qui va ensuite m'aider à définir la/les fonctions, et ces fonctions font finalement définir la forme. Il y a aussi quelque chose que je fais moins souvent, pourtant c'est ce que je préfère : créer à partir de matériaux de récupération. J'aime beaucoup regarder un vieux morceau de bois, de métal ou peu importe, et réfléchir à ce que je vais bien pouvoir en faire! Ça rejoint ce que je te disais sur la mise en valeur des "défauts" naturels de la matière. Malheureusement, c'est une démarche plus chronophage et je dois souvent passer par des matériaux neufs et plus rapides à travailler pour rentrer dans mes frais...


Quelles sont vos sources d'inspiration? Comment arrivez-vous à rester créatif ?

Les sources d'inspiration sont partout maintenant! Je m'efforce plusieurs fois par semaine de faire des recherches. Je stock et référence des images en tout genre. Tout est disponible sur internet, ça serait bête de s'en priver! Et franchement, je n'arrive pas du tout à rester créatif! Je ne pense pas être une personne très créative "de nature". Donc je ne le force pas. Et puis, pas besoin d'être créatif tout le temps. J'aime tout autant apporter une expertise technique et rendre tangible l'idée d'une autre personne. La réalisation de mobilier sur mesure est très gratifiante. Je vais chez les clients, ils m'exposent leur idée/envie et je réfléchis ensuite à réaliser leur idée en apportant des solutions techniques tout en cherchant à rester dans leur budget. J'essaie toujours d'y mettre ma touche personnelle, mais c'est leur idée qui prime. C'est chouette aussi. Ça me permet de sortir un peu de l'atelier, de rencontrer des gens qui ne voit pas forcément les choses comme moi, d'échanger avec eux et d'essayer de comprendre leur mode de pensée. C'est très enrichissant!


Selon vous quel rôle est celui d'un artiste (designer ou artisan) dans le monde d’aujourd’hui ?

Pour répondre à cette question, j'aimerai citer Tristan Esnault, un coutelier dont j'aime beaucoup le travail. Lors d'une interview, il dit : "La question de savoir à quoi sert mon métier m'a souvent taraudé parce que...au final, je ne fais que des couteaux. Qu'est ce que je fais pour participer à ce que le monde aille mieux? Parfois je me dis que c'est totalement inutile comme métier, parce que l'industrie le fait très bien, et personne ne manque de couteaux. Moi, je fais des couteaux artisanaux qui coûtent cher, alors à quoi ça sert? Je pense que la réponse est dans la recherche du beau, et du vrai. J'ai toujours été taraudé par cette recherche du vérité, et je pense que dans nos couteaux il y a quelque chose de vrai. C'est juste qu'on essaie de les faire, et de les faire bien. J'espère qu'à travers ça j'apporte ma pierre à l'édifice du bien être de la société". Cette interview m'a marqué. Je l'ai regardé au moment ou je me posais cette même question. Cette notion de "vérité" m'a plu. Je pense que le rôle de l'artisan est bien d'apporter une démarche et une symbolique au travers d'un produit. Fabriquer ou acheter des objet artisanaux, c'est un moyen de lutter, à sa petite échelle bien sûr, contre l'accélération délirante et dangereuse de notre monde et de nos vie. Je pense que c'est de cela dont parlais Tristan Esnault. Un bon objet, c'est un objet que l'on a pris le temps de faire bien. C'est un objet qui a occupé les mains et l'esprit d'une personne durant de longue heures. C'est un objet qui dure car sa fabrication a été longue et soignée. C'est un objet qui vibre car il contient un petit morceau de vie. Pour moi donc, le rôle de l'artisan aujourd'hui, c'est de ralentir le monde en décompressant le temps. Et malheureusement, ce rôle me semble bien lourd à porter...

De quoi vous ne pourriez plus vous passer ?

Le contact avec la matière! Une vraie addiction.

Votre Artiste (ou designer / artisan) préféré ?

Il y en a trop! Allez, je fais l'effort de n'en citer qu'un : Je dirais Guiseppe Penone, mais il y en a beaucoup d'autres.

Un livre ou une émission à nous conseiller ?

Il y a "La vie solide" d'Arthur Lochmann. C'est le récit d'un étudiant en droit et philosophie mettant de côté ses études pour se lancer dans la charpente. C'est très facile à lire (je ne suis pas un gros lecteur), et l'auteur couvre un spectre très large sur son sujet. Il parle aussi des aspect négatifs de ce métier tout en gardant une attitude bienveillante à son égard.

Un compte Instagram qui vous inspire ?

La Galerie des Curiosités bien sûr! ;)

Une destination rêvée ?

Rien de particulier, tant qu'il y a de l'eau et des grandes forêts.




22/01/2021

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